Le Docteur Mukwege mécontente les militaires congolais

A Genève, le gynécologue a soutenu la lutte contre l’impunité et mis en garde à propos d’un nouveau cycle de violence

Mukwege en suisse

Genève, envoyée spéciale
Qu’il s’agisse de la traçabilité des minerais, de la lutte contre l’impunité ou de l’inquiétude que suscite le probable report de élections de novembre prochain, le Dr Mukwege, à chacun de ses voyages en Europe, place la barre plus haut, revendiquant, en tant que citoyen, son droit de s’exprimer sur le plan politique. A Genève, à l’occasion de la « journée de la femme », il fut accueilli comme un héros par le Haut commissaire aux droits de l’homme Zeid Ra’ad Al Hussein qui salua son action au cours d’une session spéciale à laquelle assistait le ministre président de la Communauté française Rudi Demotte.

Sous la prestigieuse voûte multicolore de la grande salle du Palais des Nations, le médecin chef de l’hôpital de Panzi relaya le message des femmes du Kivu, qui « réclament la paix » et dénoncent « les démons machistes ». Mais il exprima aussi d’autres sujets d’inquiétude : «la population, vigilante, considère que les élections représentent un contrat social…Or, de plus en plus, nous faisons face à une anarchie organisée : l’espace réservé aux libertés publiques se réduit, les activistes sont harcelés, les signaux d’alerte passent au rouge… » Evoquant la dérive du Burundi, le médecin demanda « qu’au Congo, on agisse en amont plutôt que se préparer à compter les morts… La RDC pourrait sombrer dans un nouveau cycle de violence favorisé par un contexte préélectoral délétère et un déni de justice…»
Pour le docteur Mukwege « les droits de l’homme et de la femme sont en danger au Congo et la responsabilité des autorités est engagée. »
Elargissant son propos à la lutte contre l’impunité, le médecin exprima son soutien à la démarche entreprise par quelque 200 ONG internationales et congolaises qui réclament que soient appliquées les recommandations du « mapping report » (un rapport produit en 2009 par les Nations unies et reprenant les plus graves violations des droits de l’homme commises en RDC de 1993 à 2003). Ce rapport propose qu’une « justice transitionnelle » soit enfin mise sur pied, prévoyant la mise sur pied de « chambres mixtes » composées de juristes congolais et étrangers et incluant la « dimension régionale » du problème. Le médecin de Panzi demanda aussi qu’une indemnisation soit enfin prévue pour les victimes de ces violences innombrables.

En soulevant la question du « mapping report » enterré dans les armoires des Nations Unies depuis le jour de sa publication, le Dr Mukwege a touché un sujet sensible entre tous. La veille de son intervention, la juge sud africaine Navy Pillay, qui fut Haut Commissaire aux droits de l’homme au moment de la publication du rapport, avait mis les pieds dans le plat : « lorsque le rapport fut publié, mais sans mentionner les noms des auteurs des crimes de guerre évoqués dans le texte, le Rwanda fit savoir qu’au cas où le document aurait des suites, il pourrait retirer ses 3500 hommes mis à la disposition de l’ONU dans le Darfour. » A l’époque, le secrétaire général de l’ONU s’était d’ailleurs précipité à Kigali pour calmer le jeu. Autrement dit, le « mapping report » qui évoque entre autres les massacres de réfugiés hutus commis au Congo lors de la première guerre du Congo par les alliés rwandais qui soutenaient Laurent Désiré Kabila et qui épingle des tueries commises par les rebelles congolais soutenus par le Rwanda et l’Ouganda, représente aujourd’hui encore une « bombe » à la fois régionale et nationale. En effet, des pays voisins (surtout le Rwanda et l’Ouganda) pourraient être amenés à répondre de crimes commis au Congo par leurs troupes tandis que d’anciens « chefs rebelles « aujourd’hui intégrés au sein de l’armée congolaise (à la suite des accords de paix) et y occupant de hautes fonctions pourraient être nommément mis en cause. Le seul fait que des témoins aient évoqué ces crimes de guerre dans le documentaire consacré au docteur Mukwege avait déjà provoqué l’interdiction momentanée du film à la suite du mécontentement de l’armée congolaise. Cette dernière, dans sa structure actuelle, s’estime injustement diffamée alors qu’elle a retiré de ses rangs des milliers d’enfants soldats et mis en œuvre une justice qui a déjà jugé de nombreux militaires accusés de violences sexuelles.
Le sujet demeure sensible : la chaîne al Jazeera a fait état de réactions de mécontentement émanant de certains officiers et à Genève, l’ambassadeur du Congo aux Nations unies M. Zénon Mukongo Ngoy a tenu à «recadrer » le Dr Mukwege, tout en saluant son action. Rappelant que les guerres qui ravagèrent le Congo étaient l’une des conséquences du génocide de 1994 au Rwanda, il souligna que le menace n’avait pas disparu, que les tentatives de déstabilisation du Congo existaient encore, que le flux des armes n’était pas tari… Sans autre précision, il assura « nous savons qui tire les ficelles », allusion probable aux multinationales désireuses d’exploiter le coltan congolais au départ de la plate forme rwandaise. Tout en appelant ses compatriotes à s’unir au lieu de se diviser, il conclut que « le vrai problème n’est pas Congolais », relayant ainsi une conviction souvent entendue à Kinshasa dans les milieux proches du pouvoir, selon laquelle la RDC, comme le Burundi voisin, serait visée par un « complot international »…
Qu’il s’exprime de manière officielle ou par des voies détournées, le «mécontentement» de l’armée congolaise représente un nouveau sujet d’inquiétude…

Source: blog.lesoir.be/